CHAPITRE QUINZE

Au bout d un moment, mes amis se mirent à s’affairer autour de moi.

— Attends, je vais la soulever un peu pour que tu puisses enrouler le bandage, dit Erik à Aphrodite.

Fuyant mon regard, il passa les mains sous mes épaules. Alors que je serrais les dents et qu’Aphrodite me bandait, je me demandai ce que j’allais bien pouvoir faire au sujet d’Erik et de Heath.

Erik et moi étions censés nous être remis ensemble ; cependant après la scène du sous-sol j’avais de gros doutes. Il disait m’aimer, ce qui était bien beau, mais si ça le rendait possessif et idiot, quel intérêt ? Notre couple était-il suffisamment fort pour résister à une autre Empreinte avec Heath ?

Je levai les yeux sur lui et constatai que le masque était tombé : maintenant, il avait l’air triste, très triste. Avais-je encore envie d’être sa petite amie ? Plus je le regardais, plus je me disais que oui, peut-être. Mais alors, que faire de Heath ?

J’étais revenue au point de départ. Bon sang, c’était vraiment épuisant, d’être moi !

Lorsque Aphrodite eut terminé, Erik demanda à Jack de lui apporter un oreiller, qu’il glissa sous ma tête et mes épaules.

— Préparez-vous à partir, ordonna-t-il à Damien, aux Jumelles et à Aphrodite. A mon avis, Darius ne va pas traîner.

Les Jumelles quittèrent la pièce aussitôt ; quant à Damien, il semblait un peu désemparé. Il regarda Jack, qui était au bord des larmes.

— Allons marcher un peu dans les souterrains, lui proposa-t-il en passant le bras autour de ses épaules. Dites à Darius de nous appeler quand il sera prêt.

Duchesse leur emboîta le pas, l’air malheureux.

— Je vais aller chercher mon chat, annonça Aphrodite. Je vais voir si je trouve ta petite créature orange, tant que j’y suis.

— Tu ne penses pas qu’on devrait laisser les chats ici ?

Elle haussa un sourcil.

— Depuis quand décide-t-on à leur place ?

— Tu as raison. Ils nous suivraient quand même, et nous feraient payer pendant des années de les avoir abandonnés.

Quand elle fut sortie, Erik fit mine de partir à son tour.

— Je vais…

— Non, reste. On peut parler un moment ?

Il s’arrêta, la tête baissée, les épaules affaissées.

— Erik, s’il te plaît…

Il se retourna. Il avait les yeux pleins de larmes.

— Je suis dégoûté, je ne sais plus quoi faire ! Et le pire, dit-il en désignant l’énorme bandage recouvrant ma blessure, c’est que tout est ma faute.

— Ta faute ?

Il passa la main dans ses cheveux, la mâchoire serrée.

— Si je ne m’étais pas conduit comme un abruti possessif, tu ne serais pas allée dehors avec Heath. Tu étais en train de le renvoyer chez lui, mais il a fallu que je m’en mêle… Ce mec me rend tellement jaloux ! Il te connaît depuis toujours. Je… je… je ne voulais pas te perdre, et au final tu as failli mourir, et je t’ai perdue !

J’étais abasourdie. Je l’avais cru indifférent, ou furieux. En réalité, il avait caché ses émotions parce qu’il se sentait coupable !

— Erik, viens là.

Il s’approcha et prit ma main tendue.

— Je me suis comporté comme un idiot, répéta-t-il.

— Oui, c’est vrai. Mais je n’ai pas été très maligne non plus. Je n’aurais pas dû sortir.

— C’était si dur de te voir boire son sang !

— J’aurais préféré qu’il y ait un autre moyen.

C’était la vérité, et pas seulement parce que Erik avait

souffert en assistant à ce spectacle. J’aimais Heath, mais j’avais pris la décision de le quitter, de ne plus jamais imprimer avec lui. Pour son bien et le mien. C’était ce que j’avais prévu. Sauf que les choses se déroulaient rarement selon mes plans… Je soupirai.

— Je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Il fait partie de ma vie et, maintenant que nous avons imprimé, il porte une part de moi en lui.

— Je ne sais pas si je vais pouvoir supporter ton petit ami humain.

Je faillis répliquer : « Et moi, je ne sais pas si je vais pouvoir supporter ta possessivité. » Mais je me retins. J’étais trop fatiguée. Je remis ça à plus tard, quand j’aurais assez d’énergie pour réfléchir correctement.

— Heath n’est pas mon petit ami. Il est l’humain avec lequel j’ai imprimé. Il y a une grosse différence.

— Ton consort, dit-il avec amertume, c’est le terme exact. La plupart des grandes prêtresses ont un consort humain. Certaines en ont même plusieurs.

J’en restai bouche bée. Je n’étais pas allée aussi loin dans mon livre de sociologie. En parlait-on dans le Manuel des novices ? Il faudrait que je le relise plus attentivement.

Je me rappelais que, le jour où Heath et moi avions rompu, Darius avait employé ce terme.

— Euh… Alors, une grande prêtresse ne peut pas avoir de consort vampire ?

— Si elle a imprimé avec un vampire, on donne à celui-ci le titre de compagnon. Ça ne veut pas dire qu’elle ne peut pas avoir les deux.

Pour moi, c’était plutôt une bonne nouvelle. Pas pour Erik, de toute évidence. Au moins, je commençais à comprendre que d’autres prêtresses avaient connu les mêmes difficultés que moi. Quand nos problèmes seraient résolus, je ferais peut-être quelques recherches sur le sujet, ou alors j’interrogerais Darius. En attendant, je décidai de ne pas m’en préoccuper.

— OK, Erik. Je ne sais pas ce que je vais faire avec Heath. Je suis un peu dépassée, là, tout de suite.

Honnêtement, je ne sais pas non plus ce que je vais faire à ton sujet.

— Nous sommes ensemble, dit-il d’une voix douce. Et je veux que nous le restions.

J’ouvris la bouche pour lui répondre que je n’étais pas persuadée que ce soit une bonne idée, mais il me fit taire d’un baiser.

A cet instant, quelqu’un se racla la gorge dans notre dos. Je sursautai : Heath se tenait à l’entrée de la pièce, tout pâle.

— Heath ! Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je d’une voix stridente qui me fit horreur.

Avait-il entendu notre conversation ?

— Darius m’a envoyé vous dire que les routes sont trop mauvaises. Je ne peux pas rentrer à Broken Arrow ce soir. Lucie et lui sont partis chercher un 4x4 pour vous ramener à la Maison de la Nuit.

J’avais reconnu un ton que je n’avais entendu chez lui que de très rares fois. Il était furieux, mais aussi blessé. La dernière fois qu’il m’avait parlé ainsi, c’était pour me dire que j’avais tué une partie de son âme en couchant avec Loren et en brisant notre Empreinte.

— Je vous en prie, continuez, lança-t-il. Faites comme si je n’étais pas là. Je ne voulais pas vous déranger.

— Heath…, commençai-je.

Je fus interrompue par Aphrodite, qui fit son entrée, suivie d’un groupe de chats, dont ma Nala et son détestable persan blanc, Maléfique.

— Oh, oh, lâcha-t-elle, j’arrive au mauvais moment ?

Kramisha et les Jumelles arrivèrent à leur tour et fixèrent Heath, étonnés.

— Les routes sont trop mauvaises, expliquai-je. Heath ne peut pas rentrer chez lui.

— Alors, il va rester avec nous ? demanda Kramisha.

— Il n’a pas le choix. Il sera plus en sécurité ici qu’à la Maison de la Nuit. Lui et moi avons imprimé de nouveau, ajoutai-je pour faire bonne mesure.

Elle retroussa les lèvres.

— Ça, je le sais. Je te sens dans son sang. Il n’est plus bon à rien maintenant, à part à te servir de frigo.

— Il n’est pas…

— Si, elle a raison, me coupa Heath d’un ton sec. C’est tout ce que je suis pour toi.

— Heath, crois-moi…

— Je ne veux plus en parler, OK ? Je suis ton donneur de sang, point barre.

Il se détourna, attrapa une bouteille de vin abandonnée sur le lit et en but une longue gorgée.

Ce fut l’instant que Jack et Damien choisirent pour nous rejoindre. Tous les chats, sauf Nala, se mirent à cracher furieusement à la vue de Duchesse.

— Hé, Heath, lança Jack. Je pensais que tu étais rentré chez toi.

— Eh non, je suis coincé là avec vous, les laissés-pour-compte.

— Désolée de vous interrompre, dit Kramisha, mais j’ai écrit quelques poèmes. Je pense qu’il faut que vous les voyiez.

Cette nouvelle me sortit de ma confusion.

— Montre-les-moi. Damien, Jack a-t-il eu le temps de te parler des poèmes de Kramisha ?

— Oui, j’en ai même récupéré une copie, et je les ai lus pendant que nous montions la garde.

— De quoi est-ce que vous parlez, bon sang ? s’impatienta Aphrodite.

— Quand tu cuvais ton vin, Zœy a découvert des poèmes sur les murs de la chambre de Kramisha, lui expliqua Erin.

— Et ils semblent tous parler de Kalona, ce qui est carrément effrayant, enchaîna Shaunee.

— Je pense que ces poèmes sont une sorte de message, reprit Damien.

— Oh, génial ! soupira Aphrodite. Encore de la poésie apocalyptique. Pile ce dont nous avons besoin.

— Voilà les derniers, dit Kramisha en me tendant deux feuilles de papier.

Le simple fait de lever les bras pour les attraper me fît un mal de chien.

— Attends, dit Erik.

Il les prit et les tint de façon que Damien, les Jumelles, Aphrodite, Jack et moi puissions les lire en même temps. Le premier était déconcertant.

Ce qui autrefois l’emprisonnait

Va maintenant le faire fuir

Lieu de pouvoir – réunion des Cinq

Nuit

Esprit

Sang

Humanité

Terre

Alliés non pour conquérir Mais pour bannir

La Nuit mène à l’Esprit

Le Sang lie l’Humanité

Et la Terre complète.

— Ça me donne la migraine ! gémit Aphrodite. C’est encore pire que la gueule de bois. Je ne saurais vous dire à quel point je déteste la poésie.

Je me tournai vers Damien.

— Est-ce que ça t’évoque quelque chose ?

— Je pense qu’il nous indique comment faire fuir Kalona.

— On a plutôt besoin de savoir comment le tuer ! s’écria Jack.

— Kalona ne peut pas être tué, dis-je machinalement. Il est immortel. Il peut être emprisonné, ou chassé, à en croire ce texte, mais pas tué.

— Alors, si ces cinq trucs sont réunis dans un lieu de pouvoir, il va s’en aller.

— Cinq personnes, déclara Damien. Du moins, c’est ma première intuition. Vous avez vu que ces mots sont écrits avec une majuscule ? A priori, ça signifie qu’il s’agit de noms propres.

— Ce sont des noms propres, affirma Kramisha.

— Qui se cache derrière ? demanda Damien.

Elle secoua la tête, l’air frustré.

— Aucune idée ! J’ai simplement su que tu avais raison en t’entendant.

— Si on lisait l’autre ? proposa-t-il. Il nous permettra peut-être de comprendre celui-ci.

Le deuxième poème me donna la chair de poule.

Elle Revient

Par le sang

Elle revient

Coupée profondément

Comme moi L’Humanité la sauve Me sauvera-t-elle ?

Je fixai Kramisha.

— A quoi pensais-tu quand tu as écrit ça ?

— A rien. J’étais à peine éveillée. J’ai juste noté les mots qui me venaient à l’esprit.

— Ça ne me plaît pas, fit Erik.

— Celui-ci parle de toi, Zœy, affirma Damien. Je pense qu’il annonce ta blessure et ton retour à la Maison de la Nuit.

— Mais qui est le narrateur ? Qui est cette personne qui demande si je vais la sauver ?

Je me sentais de plus en plus faible, et ma blessure me lançait à chaque battement de cœur.

— Peut-être Kalona, suggéra Aphrodite, vu que c’est lui qui est évoqué dans le premier poème.

— Oui, mais nous ignorons si Kalona a jamais eu en lui une part d’humanité, remarqua Damien.

— En revanche, continua-t-il, nous savons que Neferet s’est détournée de Nyx, ce qui pourrait signifier qu’elle s’est perdue, ou qu’elle a perdu son humanité. Oui, il pourrait s’agir de Neferet…

— Vous ne trouveriez pas plus logique que ce soit ce nouveau mort vivant qui parle ? intervint Erik, songeur.

— Tu as peut-être raison ! s’écria Damien. « Coupée profondément/Comme moi » pourrait être une métaphore de sa mort. La blessure de Zœy la met en péril, et c’est bien le sang qui les a tous les deux ramenés à la Maison de la Nuit.

— Et il a perdu son humanité, observa Aphrodite. Comme les autres novices rouges.

— Hé, je ne vois pas de quoi tu parles, dit Kramisha, vexée. J’ai de l’humanité à revendre !

— Mais tu n’en avais plus quand tu es revenue, lui rappela Damien avec calme.

— Non, c’est vrai, concéda-t-elle. Je n’étais plus moi-même, tout comme les autres.

— Voilà, conclut Damien, grâce à Kramisha, nous avons un aperçu du futur. Le premier poème… je ne sais pas. Je vais y réfléchir. Il va falloir passer un peu de temps à se remuer les méninges. En attendant, nous devrions exprimer notre reconnaissance à Kramisha.

— Ça fait partie des devoirs du poète lauréat, déclara celle-ci.

— De qui ? souffla Aphrodite.

Kramisha lui lança un regard mauvais.

— Zœy m’a nommée poète lauréat des vampires.

Aphrodite ouvrit la bouche pour répliquer, mais je

la devançai.

— À ce propos, si nous votions rapidement ? Mon conseil des préfets doit décider si Kramisha mérite ce titre. Damien ?

— Oui, absolument.

— Pareil pour moi, fît Shaunee.

— Idem, dit Erin. Ça fait longtemps qu’on attend une poétesse.

— Je lui ai déjà donné mon vote, me rappela Erik.

Nous nous tournâmes tous vers Aphrodite.

— Oui, oui, si vous voulez.

— Et je peux vous assurer que Lucie votera comme nous, dis-je. Alors, c’est officiel.

Tout le monde sourit à Kramisha, qui paraissait très contente d’elle.

— Pour résumer, le premier poème nous indique comment faire fuir Kalona, reprit Damien, même si nous ne comprenons pas les détails qui nous sont fournis. Le second nous apprend que le retour de Zœy à la Maison de la Nuit pourrait sauver Stark.

— Oui, possible, acquiesçai-je en tendant les feuilles à Aphrodite. Mets-les dans mon sac, s’il te plaît.

Elle les plia soigneusement et s’exécuta.

— Dommage que les deux textes ne soient pas plus clairs ! soupirai-je.

— Je pense que tu dois prêter une attention toute particulière à Stark, dit Damien.

— Ou du moins il faut qu’elle soit sur ses gardes en sa présence, intervint Erik. Le poème mentionne une coupure, et en l’occurrence il ne s’agit pas que d’une métaphore.

Damien opina, et je fuis le regard pénétrant d’Erik pour plonger les yeux dans celui, triste, de Heath.

— Laisse-moi deviner, fit-il. Stark, c’est encore un autre de tes mecs ?

Comme je me taisais, il prit une longue gorgée de vin.

— Eh bien, euh, en quelque sorte, répondit Jack à ma place en s’asseyant à côté de lui, l’air compatissant. Stark est un novice qui, je crois, était un peu ami avec Zœy avant de mourir et de ressusciter. Il était nouveau, alors aucun de nous n’a eu l’occasion de le connaître.

— Zœy savait des choses sur lui que tout le monde ignorait, reprit Damien. Comme ce don qu’il a reçu de Nyx, qui fait qu’il ne manque jamais sa cible.

— Oui, à part moi, seuls Neferet et les autres professeurs étaient au courant, confirmai-je en m’efforçant à ne regarder ni Heath, occupé à vider sa bouteille, ni Erik.

— Pas moi, lança ce dernier, et pourtant je suis professeur.

Je fermai les yeux et je me laissai aller lourdement sur mon oreiller.

— Sans doute une info que Neferet a préféré garder pour elle, lâchai-je avec lassitude.

— Si c’était top secret, pourquoi il t’en a parlé, à toi ?

Son interrogatoire commençait à m’agacer, et je ne répondis pas. Je repensai au sourire effronté de Stark, tellement craquant, au lien que j’avais ressenti entre nous, au baiser que nous avions échangé alors qu’il mourait dans mes bras – Une supposition pas trop tirée par les cheveux, intervint Aphrodite : Stark s’est confié à Zœy parce qu’elle est la plus puissante des novices et parce qu’il voulait qu’elle connaisse la vérité sur lui. Vous ne voyez pas que vous l’épuisez avec vos questions ?

Alors que mes amis – à l’exception de mon « consort » et de mon possible « compagnon » – marmonnaient des excuses, je me demandai si j’avais vraiment envie de guérir. Encore une fois, je m’étais fourrée dans une situation impliquant trois garçons. Sans compter Kalona…